Entrée à Bénodet

d'André Suarès

 

D'origine marseillaise, André Suarès passe de longues vacances, du début juillet à la mi-novembre 1900, dans la maison du gardien de phare de Bénodet. Fasciné par la rivière, par l'estuaire, par toute la terre bigoudène il a décrit notre petit pays dans de longues pages lyriques. "Le Livre de l'Emeraude", paru en 1919 chez EMILE-PAUL Frères éditeurs raconte ces enchantements quotidiens.

Il faut descendre la rivière de Kemper, ce bras de mer profonde entre des forêts bleues, par une claire journée d'été, ou un après-midi d'automne. Mais l'entrée de Bénodet n'est jamais aussi belle que sous un ciel d'orage, quand la nuée est suspendue sur la contrée gracieuse, et que les vapeurs cuivrées ou déjà noires luttent avec le soleil couchant.

Par mer, venant de l'Est, Bénodet disparait dans la verdure. Le temps est doux, un peu sombre. Un ciel agité et pesant, qui présage des grains pour la nuit; et le vent qui fraîchit lance un souffle lourd de menaces.On serre la côte d'assez près; et la vue s'étend au loin sur le couchant, où court la ligne basse de Tudy, l'arc du littoral, à fleur d'eau, comme une lagune, jusques au coude de Lesconil. On ne distingue pas l'estuaire de l'Odet; mais, par delà, on dirait qu'il pleut sur la rivière. Le blanc de la dune et la noire masse des feuillages s'étagent sous la tour trop haute du phare en terre. En vain le sait-on: on ne croirait pas qu'une rade s'ouvre au pied de ces hauteurs boisées, tant elle est fermée et tant elle se cache.

Bientôt, on approche. Les deux rives, lentement, se séparent comme les lèvres qui se descellent. Le feu rouge du Phare en mer saigne au bord du long crépuscule. Le ciel est d'un velours gris, tramé de reflets jaunâtres, qui ont la couleur de la fumée au-dessus des usines. Sur ce petit pays, l'espace a de la grandeur; les nuages ont du mouvement et du trouble... L'agitation d'un ciel passionné prête une âme nouvelle à la baie rustique, qui n'avait que du charme. Le ciel fait la pensée des pays marins, et leur caractère.

On entre: sur les deux bords, comme une végétation de monstres, les rocs couverts de goémons jaunes. La rivière est large plus qu'un fleuve, miroitante, soyeuse. Le courant joue entre les eaux de la marée, comme s'il ne s'y mêlait pas, et qu'il coulât, laiteux, dans un lit élevé sur le lit plus sombre des eaux marines. Une charmante maison trempe dans la mer et disparaît sous les fougères. Un petit bois de pins retient les restes de la lumière, et une ferme très basse, dans le milieu du bois posée, semble un tombeau de chaume, sous les ombres violettes d' un lieu consacré.

Partout on a la sensation de l'eau profonde, un vertige familier pour les yeux. Les courbes de la rivière se dessinent, molles et gracieuses comme des baigneuses couchées: elles se croisent, penchant leurs couronnes d'arbres verts, et prolongent la perspective en lointains pleins de mystère et de rêve. Ces grands bois se déroulent à perte de vue, crête feuillue des collines. A mi-chemin de la hauteur qui fait face à la petite rade, une prairie en forme de cirque s'étale sur la pente, et cinq ou six chevaux y broutent, pareils à des jouets bruns sur l'herbe verte et froide.

Dans le port, des voiles au mouillage, de petits yachts blancs comme le plâtre dans l'ombre plus épaisse. Prêt à glisser le long du câble, le bac est plein de paysans et de femmes: le vieux passeur, maigre, noir, à la barbe pointue, qui a l'air d'un homme en bois, moins les yeux vifs sous les sourcils touffus, regarde s'il ne laisse personne. Et voici une bonne vieille, sur la rive, qui tout en ramenant les lacets de sa coiffe, crie qu'on l'attende, en brandissant un large parapluie de coton rouge.

Le long du mur opposé à la cale, un peuple goguenard et violent de pêcheurs, le plus souvent silencieux, sont debout adossés à la muraille noire, où ils se tiennent, dirait-on, à sècher. Un long voile nuageux glisse sur la forêt du Cos-Ker, comme une écharpe de soie grise...

Et grise, la petite église entre les larges arbres.

 

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