Le vent assassin

C'était en 1987, la nuit de l'ouragan

Gwalarn, kornog, gevred, reter... Les vents de Bretagne ont des noms qui chantent. Gonflant les voiles, balançant les futaies, fécondant la terre, depuis des millénaires ils modèlent les paysages, imposant leur loi, parfois rude mais jamais implacable. Les marins et les paysans les connaissent et ils les aiment plus qu'ils ne les craignent car dans notre pays du bout du monde chacun porte au fond de soi un peu du sang des terre-neuvas et des cap horniers et mille complaintes au vent ont bercé nos enfances. Kornog, biz, mervent, gwalarn, ils ont des noms qui chantent... Mais en cet automne de grande tristesse les vents un soir nous ont trahis.

Jeudi 15 octobre. Le temps est doux et calme avec une petite pluie du matin qui annonce l'embellie pour l'après-midi. La météo a prévu une violente tempête pour la nuit mais nous avons essuyé tant de grains, tant de coups de tabac qu'une tempête de plus n'a pas d'importance. J'ai à remettre en état une nouvelle pâture pour ma jument et avec des amis nous passons la journée à couper des broussailles et des fougères. En fin d'après-midi nous partons pour une longue marche dans les bois. L'automne est tardif cette année et les arbres ont gardé leurs lourds panaches de feuillage. Je prends la jument en main et elle nous suit, docile, guettant les haltes sous les châtaigniers. Les chemins montent et descendent, suivent les méandres de la rivière et s'égarent dans les criques, surplombent des petites plages de sable blanc. Et tous les grands chênes, les hêtres et les pins maritimes, intimement mêlés y confondent leurs senteurs: paradis végétal où se côtoient les promeneurs à pied, les chercheurs de champignons, les pêcheurs retrouvant leur barque amarrée aux grosses racines plongeant dans la grève... Pour les cavaliers, les sentiers à galops, les longues allées tranquilles, les parcours semés de troncs abattus, les talus et les ruisseaux sont inépuisables.

La jument s'inquiète

La jument depuis deux jours est installée dans mon jardin, derrière une clôture provisoire. Un gros nid de guêpes découvert dans sa pâture m'a fait appeler les pompiers. Ils sont venus détruire le nid et ont conseillé d'attendre quelque temps avant d'utiliser le pacage. Vers 18 heures, après notre retour des bois, la jument retrouve son enclos entre les pommiers, les camélias et les figuiers. Elle est très calme mais au moment où je quitte le jardin elle regarde soudain dans la direction de la mer. L'encolure haute, le regard fixé vers un point précis, la crinière en désordre, sa silhouette se découpe, hiératique et sauvage. Puis elle se met à gratter le sol furieusement, s'agite, se cabre, m'appelle, gratte encore le sol et toujours regarde vers la mer. Son manège dure une dizaine de minutes et au moment où elle se calme un petit vent se lève. Intriguée, je vais voir le baromètre, jamais il n'est descendu aussi bas. Et le vent de minute en minute se gonfle. La tempête annoncée est bien là.

Toujours calme, la jument lentement arpente son enclos et choisit sa place, un tertre dégagé loin des grands arbres fruitiers avec en coupe-vent notre massif de figuiers et de camélias. Je dépose auprès d'elle une mangeoire pleine de foin.

Vers 22 heures le vent redouble de violence. Nous décidons, ma soeur et moi, de vérifier la bonne fermeture de toutes les portes et fenêtres et sortant dans la rue, à notre stupeur, dans un fracas déjà insensé nous voyons dégringoler cheminées, ardoises, enseignes, antennes... Un énorme ronflement fait vibrer la maison. Et dès lors une seule pensée nous habite: que va devenir la jument? Le ronflement du vent est devenu infernal. La nuit est d'encre, plus d'électricité.

De grands éclairs bleus

Nos lampes de poche à la main nous courons vers le jardin. La jument n'a pas bougé. Les pieds ancrés au sol, l'encolure allongée, elle encaisse sans broncher les gigantesques coups de boutoir. De grands éclairs bleus explosent aux quatre coins de l'horizon. L'air est brûlant et salé. Pas un nuage. Les constellations brillent intensément et je vois une étoile filante égratigner le ciel.

La jument nous regarde. Son baquet d'eau et sa mangeoire sont remplis de grosses feuilles calcinées et à ma stupéfaction je reconnais les feuilles du figuier. Et je réalise soudain à la lueur de ma torche que le jardin est devenu roux , d'une vilaine rousseur éteinte et maladive. Le vent chargé de sel a brûlé toutes les feuilles. Mais la tourmente plus encore se déchaîne, des craquements fusent de toute part. Notre plus beau prunier arraché de terre tombe sur la clôture et le noyer bascule écrasant la roseraie. La jument nous observe toujours avec calme et douceur et lentement s'approche, prend dans sa mangeoire une grosse touffe de foin et elle semble dire: "N'ayez crainte! Vous voyez, tout va bien...!" Les bardeaux de notre abri de jardin se détachent, puis le faîtage du toit et nous retrouvons les plaques de bois jusque dans la mangeoire. Mais la jument ne nous quitte toujours pas des yeux et je murmure:

- "Courage Fanfan! Tu en as vu d'autres. Souviens-toi cette tempête de neige sur le Cebrero, et cet orage fou au sommet du Mézenc..."

Autour de nous mille démons secouent les ramures et ronflent comme un monstrueux soufflet de forge. Les rafales explosent, partent en vrilles, reviennent. Arc-boutées au sol nous relevons les clôtures, nous rattachons les fils emmêlés. Au fond du jardin le grand prunier sauvage, refuge de la jument aux heures chaudes de l'été, agonise. Une gifle du vent l'a ouvert en deux.

A 3 heures la rumeur lentement s'apaise mais nous attendons le jour, incapables de dormir. L'air est lourd des sucs végétaux broyés. Et quand enfin l'aube se lève, l'ampleur du désastre nous laisse anéanties.

La rumeur s'apaise

Sur les routes et les chemins des milliers d'arbres foudroyés dressent vers le ciel des racines hautes comme des maisons. Les fûts restés debout sont mutilés, fendus, éclatés. Partout des toitures arrachées. A la ferme où chaque matin je prends mon lait les granges béantes et l'écurie de Vainqueur, le vieux cheval de trait, ne sont plus qu'un amas de tôles et de madriers. Pierre, le fermier, raconte

- Au milieu de la tourmente, j'ai entendu frapper à la porte. J'ai ouvert. Vainqueur était là, devant le seuil, la corde du licol pendant à son cou. Mais de l'écurie, plus rien.

A Combrit, chez les Tanguy, les poneys sont prisonniers dans leur pâture, une vaste clairière au milieu des bois.

- Nous avons voulu y aller vers 11 heures du soir, disent Jacques et son fils Erwan. Les arbres aspirés de terre tombaient autour de nous. Nous ne savons comment nous avons pu arriver sans dommage. Et là-bas plus de clôtures, la tonne à eau et la charrette à foin écrasées, mais les poneys sains et saufs. Nous les avons trouvés immobiles, tous rassemblés au milieu de la pâture, à l'endroit le plus dégagé. Leur abri familier, une rangée de pommiers, est tombée comme un jeu de quilles.

Nous apprenons bientôt que le vent a soufflé à plus de 200 km/heure à la pointe de Bretagne. Que partout, sur terre et sur mer, il a semé le chaos.

Tous nos arbres sont morts

L'après-midi, la jument en main, nous prenons la direction des bois et nous nous arrêtons en lisière, le coeur serré. Aucun chemin, aucun sentier n'est accessible. Plus un chant d'oiseau, plus un écureuil... Les naseaux ouverts, les oreilles pointées, la jument inquiète cherche ses repères. Comme les marins qui ne savent plus rentrer au port sans leurs amers, les grands arbres de la côte, elle est perdue.Les troncs décapités, pantelants, l'effraient. Des bûchers fument dans la grève semblables aux feux d'antan des goémoniers. L'air est saturé d'odeurs de résine. Notre pays soudain est devenu étranger.

Nous restons longtemps immobiles, tristes infiniment. Il ne jouera plus dans les ramures le vent assassin. Tous nos arbres sont morts et nos sentiers perdus ne verront plus les heures de grande tendresse quand se mariaient au printemps les douces frondaisons et les crinières de nos chevaux, quand pétillaient aux jours d'hiver les longs galops dans les jonchées. Comme un leitmotiv me reviennent sans trêve les premiers vers de "Festina Lente", un poème de Gilles Baudry: "Flatter l'encolure des arbres apaiserait la brûlure de vivre." Flatter l'encolure des arbres... Et je me souviens. Mon premier cheval, l'année de mes cinq ans, était un vieux chêne au bout de l'allée chez mes grands-parents.

Anne-Marie Le Mut

 

Notre siège social : Kilien 29120 - COMBRIT Tel : 02.98.56.45.00
e-mail : arbannour@free.fr webmaster : alain.breut@laposte.net