SOUVENIR DU PORT 1947

Là-bas au fond de la crique la route soudain s'arrêtait et se perdait dans la mer. Le port... Un petit bout du monde où chaque bouffée d'air avait un goût de voyage et la plus belle aventure, celle que j'attendais le coeur battant, c'était la visite chez Tante Channig, l'épicière, juste avant le Jour de l'An. Ce jour-là amis et voisins venaient à la maison pour souhaiter la "Bonne Année" et il fallait songer aux réserves d'apéritifs...

A la nuit tombée, un de ces soirs de décembre, nous abandonnions nos sabots de bois, trop bruyants sur la route, pour chausser les souliers du dimanche et nous descendions au port toutes les trois, du haut de notre quartier de Pouloupri, ma mère, ma soeur et moi. Le grand cabas en toile cirée était prêt, avec les bouteilles vides et le porte-monnaie noir. Nous marchions sans bruit pour ne pas éveiller la curiosité des autres épicières du quartier car les achats du "Premier de l'An" étaient le privilège de Tante Channig.

Aux beaux jours Tante Channig tenait une baraque de friandises et de boissons sur la plage mais en hiver elle restait là, dans son épicerie du port. Par la fenêtre on voyait briller les vaguelettes et sur l'autre rive le phare de Bénodet s'allumait au premier appel de la nuit. On entendait rire à côté dans le bistrot à Quéméré.

Ma mère choisissait les bouteilles. Du Cinzano et du Dubonnet pour les femmes, du Fidélic et du Cognac pour les hommes. Elle prenait aussi des boîtes de sardines, du sucre et du café, des paquets de petits-beurre Lu... Moi je regardais du côté des bocaux de bonbons et surtout vers les petits Jésus en sucre rose couchés sur du papier doré en essayant d'avoir l'air de ne pas les voir et de m'intéresser aux paquets de nouilles et de chicorée. Mais Tante Channig nous disait:

- Allez! Vous aurez bien un Jésus?

Et elle nous en donnait un plus une image pieuse qu'elle sortait d'une vielle boîte en fer-blanc.

On repartait dans la nuit. Quelquefois on rencontrait les femmes qui descendaient dans la grève pour vider leurs seaux de petits déchets quotidiens. Venant du large une douce rumeur semblait bercer le port, c'était la voix de la mer.

Par la fenêtre de l'Abri du Marin, singuliers syllabaires, les panneaux moralisateurs accrochés aux murs nous laissaient leurs messages:

"Eau-de-vie égale eau de mort"
"Le rhum assomme, l'eau-de-vie abrutit, l'absinthe éreinte."
"L'alcool ruine: honte aux vide-chopines."
"Affaire conclue au cabaret: affaire qui donnera des regrets."

Chez Certen on vendait aussi du tabac. Du gris à rouler, du tabac pour la pipe, de la poudre à priser. Et aussi ces gros morceaux de tabac à chiquer, noirs comme du boudin et à l'odeur de coaltar. Les vieux en avaient toujours un morceau en réserve dans un coin de leur béret et quand ils ôtaient leur coiffure ils gardaient sur la tempe une mystérieuse tache brune: le tatouage du jus de chique.

Mais le port pour nous n'était qu'une escale, un hublot ouvert et vite refermé. En haut de la côte, à Pouloupri, le vent de terre nous ramenait aux moissons d'orge, aux aubépines et aux colzas.

 

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