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AU TEMPS DES SABOTS MEMOIRE
D'UNE FILLE Tin ar botaouer... C'était mon père, Corentin Le Roy, le sabotier de Sainte Marine. Né en 1873, jusqu'à la fin de ses jours, en 1946, il a chaussé les pieds de tous les gens du village et aussi de ceux de Bénodet, et de l'Ile Tudy. Il connaissait sans jamais faire une erreur la pointure de tous ses clients. Mon père ne savait ni lire ni écrire mais il savait l'écriture des arbres. Le moment venu pour l'achat de son bois il faisait une promenade dans la forêt, pour voir les arbres qui lui conviendraient. Avec une ficelle il mesurait la circonférence du tronc et il calculait, à un rien près, le cubage de l'arbre. Le hêtre, c'était le meilleur bois puis l'orme, et aussi le frêne, moins solide. Les gens de l'Ile Tudy préféraient le frêne et jamais ils ne cloutaient la semelle. Cela faisait trop de bruit dans les ruelles de l'Ile... L'achat des arbres se faisait à la fin de l'année, quand les feuilles étaient tombées. Mon père coupait ses arbres aussitôt achetés. Quel travail! Quelle corvée! Il fallait savoir de quel côté cocher l'arbre, à cause du vent. L'arbre ne devait pas tomber du côté de l'encoche, mais à l'opposé. Un jour, mon frère Corentin a failli rester dessous, l'arbre poussé par le vent. Toujours il fallait être à deux pour harponner les troncs. Et voilà l'arbre à terre dans un grand fracas. Cela faisait mal au coeur de le voir dépouillé, nu, mesuré pour vérifier le cubage et prêt à être chargé. C'était maintenant le travail du "diable", charrette à deux roues sans carrosserie tirée par un cheval. Quelle peine pour le pauvre cheval qui ramenait deux ou trois arbres à la fois! Mon père se faisait souvent aider par le cheval de Louisig Kerbistin, si courageux. Voici maintenant les grands troncs près de la maison de mon père, à Penn-Allée-Bereven. Ils sont prêts à être débités pour toutes les pointures, de la plus grande à la plus petite, 29 ou 30... Mon père avait plusieurs modèles. Pour les marins les bouts des sabots étaient carrés, pour qu'ils ne se prennent pas dans les mailles étroites des filets, bouts carrés aussi pour les cultivateurs, pour qu'ils ne s'enfoncent pas dans la terre. Les gros sabots se faisaient avec la partie du tronc la plus proche de la racine, là où le bois est le plus solide. Au milieu de l'arbre le bois est plus fin et il servira aux sabots des femmes. Le haut de l'arbre, plus tendre et plus fragile est réservé pour les sabots des petits enfants. Mais avant d'arriver à tout cela mon père avait beaucoup de travail. Préparer le bois, fendre les rondins en quartiers, couper aux pointures voulues, rentrer les morceaux dans son atelier... Tous les lundis il débitait son bois pour la semaine, aidé par ses enfants. Nous étions si fiers d'avoir aidé notre père! Nous ramassions les morceaux inutilisables pour les sabots mais bons pour faire du feu et mon père vendait des cordes de bois toutes demandées bien longtemps à l'avance par ses clients. Mon père se levait très tôt, vers cinq heures du matin et il se mettait au travail après avoir bu un bol de café noir. Il prend donc un morceau de bois et commence à lui donner forme en débitant de gros copeaux qui, secs, seront montés au grenier pour la réserve de menu combustible. Le surplus était vendu: 5,00 francs le sac... C'était la corvée de ma mère et l'échelle du grenier était bien raide! Mon père, le regard aiguisé, a déjà donné sa forme à la paire de sabots, un pied droit et un pied gauche, sans modèle, sinon dans sa tête. Jamais il n'a raté une paire de sabots. Les copeaux continuent à tomber, plus fins au fur et à mesure que le sabot prend sa ligne. Ces copeaux sont séchés au soleil et ils serviront tout l'hiver dans la cheminée à produire la fumée qui tanne les sabots rangés sur des barres au-dessus de l'âtre. C'est ainsi que les sabots étaient toujours un peu jaunis. Les tout derniers copeaux, ceux que mon père enlevait avec la "plane" pour affiner le bois étaient très fins et ils servaient à ma mère, en complément des aiguilles de pin, pour chauffer sa "bilig" - la galettoire - et cuire ses galettes et ses crêpes tous les vendredis. Mon père travaillait beaucoup en été pour avoir sa réserve de sabots au début de l'hiver. En été les gens marchaient beaucoup nu-pieds mais aux premières pluies d'automne ma mère passait sa journée à vendre des sabots. Le tas diminuait vite et mon père, tout le jour, tapait sur son bois. Il n'oubliait pas de percer le trou à chaque bordure intérieure qui permet de relier la paire, le pied droit et le pied gauche, par une petite ficelle poilue. Il connaissait toutes les pointures des gens du village mais aussi toutes les petites misères qui déforment les pieds. Et il adaptait la taille de ses sabots. Il grondait aussi les enfants qui cassaient trop vite leurs sabots en tapant dans un ballon ou les cailloux et il réparait quand il le pouvait le sabot fendu en le cerclant d'un gros fil de fer. Une année, mon père avait acheté son bois à Kergoz, à Bénodet. Après avoir coupé ses arbres, les avoir dépouillés et vendu les fagots aux boulangers pour chauffer leurs fours à pain il restait à transporter les troncs à Sainte Marine. Il fallait d'abord demander à un fermier de Bénodet de descendre les arbres à la rivière, toujours avec un diable et un cheval. A marée basse pour les descendre le plus bas possible. Mon père aussitôt, avant que les arbres ne flottent, passait des cordes autour des troncs, aux deux extrémités et au milieu et les attachait à une "plate" - ce canot des marins - puis une barrique bien arrimée à chaque bout des troncs, en guise de flotteurs pour empêcher le bois de couler, il transportait quatre arbres. J'étais là avec mon père, au milieu de la plate, les deux rames à l'eau, attendant le bon courant, à la grâce de Dieu! Mais doucement on arrive, sans incident, sur le sable de la grève en face du "café Certen". On attend que la marée soit le plus haut possible, pour faciliter le travail d'échouage des troncs et celui du cheval de Louisig Kerbistin qui attend là avec son diable. Il faut faire vite pour débarrasser les arbres de leurs cordages et surtout leur éviter de flotter et d'être repris par la mer. Le cheval tire avec peine la lourde charge, la côte est dure pour arriver à la grand'route puis jusqu'à Pen-Allée-Béréven. Là il faut encore décharger, ranger les arbres l'un contre l'autre, couvrir les souches pour que le vent ne les fasse pas éclater, puis reprendre l'un après l'autre tous les gestes du sabotier jusqu'au bruit si gai des sabots, le soir dans les chemins de Sainte Marine tandis que chez nous, mon père, ma mère et mes huit frères et soeurs, bien au chaud dans la maison, devant le feu de copeaux, nous écoutions les vieilles histoires. Augustine Le Mut |
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